LE NOUVEL OBSERVATEUR n° 1939
Que de progrès, dans nos sociétés, depuis deux siècles! Et pourtant...
Les clés du bonheur
Un entretien avec BorisCyrulnik
Lauteur d"Un merveilleux malheur",
psychiatre et éthologue, explore avec Claude Weill la géographie
complexe du bonheur, ses fausses pistes les certitudes
trop confortables des idéologies, des sectes, des fanatismes
et ses vraies conquêtes. Sa conclusion: le bonheur nest
pas un état mais une aventure. Pour le rencontrer, il faut
"mettre les voiles"
Le Nouvel Observateur. Vous avez beaucoup écrit sur laptitude au bonheur de ceux que la vie paraissait condamner au malheur, ceux quon appelle les "résilients", les rescapés du malheur (1). Et beaucoup écrit aussi sur linaptitude au bonheur de ceux qui ont, comme on dit, "tout pour être heureux". Au fond, quel est cet état quon nomme bonheur?
BorisCyrulnik Je commencerai par une anecdote. Un jour, un labo ma demandé de faire un enseignement postuniversitaire à des généralistes. Jai proposé de noter pendant deux mois les phrases amusantes ou pénétrantes de mes patients, pour les commenter avec les médecins. Jen ai rempli plusieurs petits carnets. Parmi ces phrases, il y en a une qui revenait régulièrement et que je notais toujours avec le même étonnement: "Jai souvent connu le bonheur, mais ça ne ma jamais rendu heureux." Comment expliquer cette phrase? "Jai souvent connu le bonheur": autrement dit, jai souvent connu des situations qui correspondaient à lidée, à lanticipation que javais de ce quil faut pour être heureux. Pauvre, je rêve que si jétais riche, je serais heureux. Handicapé physique, je rêve que si javais mes deux jambes, je serais heureux. Ou bien encore je pense à un patient particulier: si je suis reçu à mon concours (il a été admis dans une grande école), si je suis nommé dans le Midi (il a été nommé dans le Midi), si je peux travailler dans cette entreprise (il a été nommé dans cette entreprise), je serais heureux. Il a réalisé ses morceaux de rêve, donc il "a connu" le bonheur et il nétait pas heureux. Parce quau cours de son histoire personnelle, il avait appris à ne pas être heureux. Quand il était enfant, ses parents étaient très souvent absents; il avait vécu de longues périodes disolement, se réfugiant dans les livres pour échapper à la souffrance. Ce qui sétait imprégné dans sa mémoire, cétait une manière daimer insécure: on ne peut pas maimer, je ne suis pas aimable; la preuve, cest que ceux que jaime me laissent pour courir le monde. Donc si, par malheur, jaime quelquun, il va me quitter. Comme cétait un petit garçon intelligent, il avait pu cacher sa peur de vivre et sa peur de la société en devenant anormalement bon élève. Grâce à quoi il avait réalisé ses rêves et il était malheureux. Parce que sa mémoire était imprégnée dune inaptitude à être heureux.
N. O. Peut-être était-il malheureux, aussi, non pas malgré mais à cause de ses succès? Ny a-t-il pas une forme de malheur, ou de non-bonheur, qui vient de ce que laccomplissement de nos rêves nous laisse en panne de désir?
B.Cyrulnik. Beaucoup de gens, en effet, sont tristes après la réalisation dun projet. Les étudiants, le lendemain dun examen, disent: je flotte, ma journée est vide. Ils trouvent rapidement autre chose à faire parce quils sont jeunes et quils ont des plaisirs et des soucis: de quoi faire une vie. Mais beaucoup dépriment après un accomplissement. Un ami, qui venait de faire une très belle exposition de peinture, ma dit récemment: cest un bonheur et je sais que je vais avoir six mois de dépression
N. O. Ne pourrait-on étendre le raisonnement et dire que notre société est "dépressive", selon le mot de Tony Anatrella, parce quelle a réalisé les grandes aspirations collectives de laprès-guerre? Pour le plus grand nombre dentre nous, nous vivons plus vieux et en meilleure santé, nous sommes bien nourris, bien logés, nous avons chaud lhiver et frais lété, nous sommes assurés contre la maladie, le chômage et la vieillesse, nous avons des voitures et des avions pour nous déplacer, des vacances plusieurs fois par an Tout cela, quon appelle le progrès, paraissait un rêve inaccessible à nos arrière-grands-parents. Et nous voyons de plus en plus de gens sombrer dans ce quAlain Ehrenberg a appelé "la fatigue dêtre soi"
B.Cyrulnik. Tout ce que vous dites est à coup sûr vrai. Et on pourrait poursuivre lénumération: les femmes maîtrisent la fécondité, donc elles peuvent devenir des personnes, participer à laventure sociale. Les performances sexuelles sont meilleures que jadis, et mieux partagées. Avant, lacte sexuel, cétait un homme qui prenait du plaisir avec une femme anxieuse. Jusquaux années 70, deux femmes sur trois étaient frigides ou insatisfaites. Aujourdhui, moins de 15%. Lacte sexuel, dans 86% des cas, cest un homme et une femme qui partagent leur plaisir. Cest un immense progrès, qui est dû à la maîtrise de la fécondité, cest-à-dire à une découverte technique suivie par une loi sociale. Mais ça, cest le bien-être, ce nest pas le bonheur. Il y a une fable de Péguy que je trouve très belle: la fable des casseurs de cailloux. Charles Péguy va en pèlerinage à Chartres. Il voit un type fatigué, suant, qui casse des cailloux. Il sapproche de lui: "Quest-ce que vous faites, monsieur? Vous voyez bien, je casse les cailloux, cest dur, jai mal au dos, jai soif, jai chaud. Je fais un sous-métier, je suis un sous-homme." Il continue et voit plus loin un autre homme qui casse les cailloux; lui na pas lair mal. "Monsieur, quest-ce que vous faites? Eh bien, je gagne ma vie. Je casse des cailloux, je nai pas trouvé dautre métier pour nourrir ma famille, je suis bien content davoir celui-là." Péguy poursuit son chemin et sapproche dun troisième casseur de cailloux, qui est souriant, radieux: "Moi, monsieur, dit-il, je bâtis une cathédrale." Le fait est le même, lattribution du sens au fait est totalement différente. Et cette attribution du sens vient de notre propre histoire et de notre contexte social. Quand on a une cathédrale dans la tête, on ne casse pas les cailloux de la même manière.
N. O. Donc, le sens de votre apologue, cest: le mal-être nest pas le malheur. Pour être heureux, il faut un projet qui donne sens à notre existence.
B.Cyrulnik. Attention, cest important, le bien-être: si on souffre physiquement, si on a faim, si on est dans le deuil, on nest pas heureux. Donc nidéalisons pas le passé. Jadis, on perdait un enfant sur deux dans la première année. Les enfants mouraient dans la diarrhée, les femmes dans le sang, et les hommes mouraient plus tard, généralement dans le pus. Seuls 2% de la population atteignaient notre espérance de vie. La grande majorité vivait dans le malheur constant, dans la souffrance immédiate. Car lorsquon est piégé par une souffrance, on est prisonnier de limmédiat: on na pas la possibilité de rêver, délaborer. "Elaborer" est le mot important. Mais à linverse, quand les problèmes matériels sont apparemment réglés, si le contexte familial et social ne prend pas sens, lindividu ne peut pas construire son identité: je ne peux savoir ce que je suis, ce que je veux, ce que je vaux que dans la rencontre et dans lépreuve. Je vais à lécole, papa et maman sont sympas, le repas est servi, jai une chambre, la télé et je ne sais pas qui je suis. Je suis dans le bien-être, pas dans le bonheur. Je nai pas de comptes à régler avec la vie, pas de projet à réaliser, rien à raconter. Parce que je nai jamais eu loccasion de remporter une seule victoire. Alors je midentifie à des héros éphémères, un chanteur dont joublierai le nom six mois après, un footballeur qui va me faire crier comme dans une transe Léphémère. Jusquà ce que survienne enfin un événement, une épreuve qui va midentifier. Cest Eric Zorn qui dit quil sest senti vivant seulement le jour où on lui a dit quil avait un cancer. Cest Cyril Collard: il est beau, il a une famille adorable, il entre à Centrale du premier coup, il ne sait pas qui il est. Et il dit: "Je découvre qui je suis à partir du moment où je commence à me droguer et à avoir une sexualité sans protection. Parce que, jusquà maintenant, jai écrit une biographie à pages blanches." Je sais que je vais choquer beaucoup de gens en disant cela, mais beaucoup de jeunes plongent dans la drogue tout simplement pour ça: pour vivre quelque chose. Pour devenir quelquun. Il y a dailleurs des addictions sans substance: le jeu, le sexe, lamour
N. O. Vous évoquiez le cas de Zorn. Cest un phénomène bien connu des médecins: dans une existence où il ne se passe rien, la maladie, paradoxalement, peut rendre heureux, car elle permet de se raconter aux autres, de mettre sa vie en récit
B.Cyrulnik. Cest ce que Paul Ricur appelle "lidentité narrative". A partir de lâge de 6 ans, dès linstant où je deviens capable de me faire un récit de ma vie, je construis qui je suis. Mais je le construis dans la rencontre: avec les autres et avec les événements nager, sauter dune falaise, ou être malade.
N. O. Ce qui expliquerait que notre société, globalement bien portante, soit en même temps hantée par la maladie, traquant le moindre symptôme qui aurait été considéré comme négligeable au siècle dernier. En dautres termes, mieux on se porterait, plus on serait incapable de jouir de notre santé?
B.Cyrulnik. Absolument. Même raisonnement pour la violence. Il ny a pas de société qui se soit construite sans violence. La notion de violence, quand on baigne dedans, nest même pas pensée; elle na pas de relief, elle est normale. Le fait quaujourdhui elle ne soit plus supportée est la preuve des progrès réalisés. Même raisonnement pour la maltraitance. A lépoque où lon considérait comme normal et même moral de maltraiter les enfants, on nemployait pas le mot "maltraitance", on disait "éducation". Le martinet, qui vient de disparaître, était vendu dans les drogueries et on pensait que cétait bien de faire du mal à un enfant. Jai connu des gens de mon âge qui ont été élevés dans des institutions religieuses: on mettait les mauvais sujets au cachot plusieurs jours, sans lumière, sans manger. Cest comme ça, pensait-on, quil fallait dresser les enfants, sinon ils allaient devenir pervers, voleurs et menteurs. Aujourdhui, on alerterait une assistante sociale et les prêtres seraient envoyés en prison. Là encore, le relief que prend la maltraitance donne la mesure des progrès accomplis.
N. O. Est-ce quon peut étendre le raisonnement, et dire que le degré dinsatisfaction, dangoisse et peut-être de malheur augmente à mesure quon approche, asymptotiquement, dun idéal inattei-gnable? Autrement dit, que plus la société va bien, plus les gens vont mal?
B.Cyrulnik. Ou plutôt pensent quils vont mal. Parce quon a besoin dune représentation du bonheur et du malheur, et cest la fonction des artistes, des journalistes, de ceux qui fabriquent le discours social. Je crois que beaucoup de gens sont heureux sans le savoir et certains malheureux sans le savoir.
N. O. Il y a des repères objectifs: la consommation danxiolytiques, par exemple. Comment expliquer que la France détienne le record en ce domaine?
B.Cyrulnik. Je pense que cest lié au développement, en France, dun discours visant à faire croire quil peut y avoir une formule chimique du bonheur. Cest vrai que certaines connaissances médicales ou pharmacologiques vont à lappui de cette idée. Il y a des composantes biologiques, neurologiques, du bonheur ou du malheur. Il y a des substances qui provoquent des euphories, comme la cortisone; et dautres qui provoquent la rage, comme certaines amphétamines. Mais on sest laissé éblouir par quelques victoires de la recherche et on en a conclu que le bonheur et le malheur étaient attribuables à des déterminants biologiques, ce qui nest pas vrai. N. O. Doù la vogue du Prozac
B.Cyrulnik. Qui marche bien, étonnamment bien même, avec très peu deffets secondaires. Beaucoup moins que le vin ou la cigarette. Le drame, cest que notre culture techno-industrielle, pour éradiquer le malheur, trouve une solution moléculaire, alors que les solutions sont affectives et culturelles.
N. O. Revenons à la distinction bien-être/bonheur. Quest-ce quil faut pour passer de lun à lautre?
B.Cyrulnik. Le bien-être, cest limmédiat, la perception: je mange bien, je me sens bien, je nai pas faim, je nai pas peur. Le bonheur, lui, nexiste que dans la représentation, cest toujours le fruit dune élaboration. On doit le travailler. Cest dans un autre lieu, dans un autre temps, cest presque une utopie. Il y a des utopies fondatrices. Elles peuvent être fondatrices du crime (je crois même que cest la majorité). Mais lutopie est une représentation, qui provoque un sentiment que, lui, on éprouve dans le réel. Lénoncé dune utopie séduisante provoque une représentation qui nexiste peut-être que dans la verbalité, mais qui a quand même des effets sur le réel. Et qui rend heureux. Tout le monde utilise ça, les partis politiques, les Eglises, les sectes (tout le monde va mourir, mais nous, grâce à notre rituel, on vivra après la mort et on connaîtra enfin le paradis) et aussi bien les vendeurs de voitures.
N. O. Donc notre société dépressive ne serait pas du tout malade de son présent mais de son avenir?
B.Cyrulnik. Plutôt de son absence de représentation de lavenir. Jai fait mes études à une époque où la médecine était montante. Cétait une extase constante. Il y avait des salles de 60lits. Les conditions de vie des malades dans les hôpitaux psychiatriques étaient ignobles. Ils vivaient dans le pus et les excréments. Jaurais dû être désespéré. Mais je nhabitais pas ce réel dégueulasse: jhabitais lutopie du progrès. Je me disais: on va trouver des médicaments, de nouvelles techniques Cest seulement ces dernières années quon sest rendu compte quil ny a pas un seul progrès qui nait des effets indésirables. On a longtemps cru que le progrès était linéaire, que tous les problèmes trouveraient leur solution demain. Et cette croyance a embelli ma vie.
N. O. "Lidée de progrès est entrée en décadence", disait Octavio Paz. Vous pensez que cest cette crise du progrès qui bloque notre projection dans lavenir?
B.Cyrulnik Jaurais presque dit le contraire: cest labsence de projet qui provoque la crise du progrès. Autrefois, la plupart des hommes passaient sur Terre dans une vallée de larmes. Cette idée a régné en maître jusquà la Révolution française. Dans le discours chrétien, il y avait deux paradis: le paradis davant la faute, et celui quon retrouverait à la fin des temps. On ne pouvait être heureux quavant la vie ou après la mort. Arrive la Révolution française: "Le bonheur est une idée neuve en Europe." A partir de cette phrase de Saint-Just, le bonheur nest plus métaphysique; il devient un projet social. Accessible. Cest un objectif, il va falloir quon sunisse. La haine va nous unir contre les aristos, contre les curés ou, plus tard, contre les capitalistes, qui nous ont réduits à létat dannexe des machines. Jai connu ça à La Seyne, quand jétais médecin au centre médico-social: des hommes descendaient dans les cuves des tankers à 5 heures du matin, avec le casse-croûte dans la musette, et ressortaient à 5 heures du soir. Ils rentraient chez eux hébétés, ils buvaient un litre de vin qui leur servait de somnifère et de tranquillisant, ils sendormaient. Des dizaines dannées comme ça Parmi ces hommes-là, certains ont cassé: dépression, surmenage, suicide. Beaucoup ont supporté de véritables tortures physiques, la chaleur, la soif, parce que le discours social les glorifiait: "Jai une femme et trois enfants, moi, monsieur." Et quils avaient un projet: on va faire des grèves, on va sunir, et les travailleurs amélioreront leurs conditions dexistence. Et cette utopie a provoqué une représentation du futur qui les a rendus heureux.
N. O. On pourrait être plus heureux dans la vallée de larmes que dans le fleuve tranquille?
B.Cyrulnik. Non, mais on peut supporter une vallée de larmes si on a un projet pour sen sortir; comme on a besoin dun projet pour ne pas mourir dennui dans le fleuve tranquille. Dune utopie. Dans une culture de lutopie, qui repose sur une représentation du temps à venir, on peut accepter la durée de la souffrance. Dans notre culture de limmédiat, on naccepte pas dattendre. La souffrance, langoisse doivent disparaître tout de suite: les désirs doivent être satisfaits aussitôt. Et cette culture de limmédiat mène à la frustration, donc à lagressivité et à lacrimonie. Car les choses ont besoin de durée pour prendre sens. Sinon, on est dans la quête éperdue de jouissance celle de Don Juan, ou du drogué.
N. O. Diriez-vous, avec Pascal Bruckner, que "lidéologie du bonheur", linjonction qui nous est faite dêtre toujours jeune, beau, en bonne santé, performant, induit mécaniquement le sentiment du malheur (2)?
B.Cyrulnik. Je dirais plutôt la frustration et lamertume: dès quon cesse de jouir, le réel prend un goût amer. La recherche du bonheur immédiat détruit la cathédrale dans la tête. Cest pour cela que, malgré lamélioration réelle de nos conditions dexistence et de nos systèmes de protection, il y a de plus en plus de dépressifs, danxieux et daigris. LOMS prédit dailleurs que la dépression sera la maladie du XXIe siècle.
N. O. Nous avons besoin dutopie, disiez-vous. Mais aujourdhui, elles font peur et à juste titre: de la révolution dOctobre au 11 septembre 2001, en passant par Nuremberg, lhistoire nous a enseigné que les utopies produisent surtout du malheur
B.Cyrulnik. Elles sont à la fois nécessaires et dangereuses. Elles créent un monde de représentation qui va nous rendre heureux. Les gens des sectes sont heureux, dans un premier temps. Les membres du Front national sont heureux. Et les nazis, donc! Regardez les films de Leni Riefenstahl: ces jeunes gens sont beaux, ils sont fiers dêtre blonds, minces, musclés Cétait une utopie criminelle, mais quest-ce que ça a pu les rendre heureux! Et lutopie communiste, à mon sens, a été criminelle aussi. Mais elle a rendu heureux beaucoup de braves prolos qui ont gagné leur dignité grâce à elle. Quand jétais aux Jeunesses communistes, jétais formidablement heureux! Jusquau jour où, bon militant que jétais, on ma envoyé en Roumanie et en Hongrie. Un jeune oncle ma donné des adresses damis à visiter, là-bas, des anciens de la Résistance. Jy suis allé. Ils avaient tous disparu, embarqués par la police. Jai commencé à douter, jai posé des questions, et le réel a abîmé mon utopie. Jai ouvert les yeux, et cela ma rendu malheureux; parce que jai perdu un bel espoir, un beau récit, jai perdu des petites fiancées, des copains, des soirées théâtrales, des engagements, "US go home", toutes ces choses qui avaient enchanté ma jeunesse.
N. O. Cétait lutopie que vous aviez perdue? Ou cétait la camaraderie, les réunions de cellule, la vente de "lHuma": le sentiment dappartenance?
B.Cyrulnik. Jaurais pu garder ce sentiment dappartenance (javais 16 ans) si les aînés à qui je posais des questions avaient accepté de douter et de sétonner avec moi. Le sentiment dappartenance, comme lutopie, est délicieux et dangereux. Il nous aide à nous identifier. Mais quand ce sentiment dappartenance est clos, il mène au mépris des autres, à labsence dempathie et peut conduire au crime. Si jappartiens à la race des seigneurs, quimporte que les juifs meurent, que les Gitans meurent, après tout ce ne sont pas tout à fait des hommes. On va épurer le monde, cest bien. N. O. Pourquoi le sentiment dappartenance crée-t-il tellement de bonheur?
B.Cyrulnik. Il opère comme le mythe, laffectivité en plus. Je suis dans un monde confus, je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal. Je ne sais pas ce qui va me rendre fort. Arrive quelquun, un fabricant de mythe, qui peut être un philosophe, qui est souvent un soldat, ou un prêtre. Je vois un mouvement de foule autour de moi qui fait que cet homme-là est mis en lumière par le regard des autres. Et il a un discours religieux, philosophique, scientifique grâce auquel le monde va devenir clair: je sais maintenant ce qui est bien et ce qui est mal, où sont les hommes, où sont les femmes, où sont les bons et les méchants; le monde est catégorisé. En plus, il y a des rites qui permettent daller écouter cet homme merveilleux je ne connais guère de mythes sans rites. Le contenu de son discours, on sen fiche un peu. Les discours de Hitler, on ne les entendait pas. Mais une transe collective était provoquée par la scénographie. Le Pen a retrouvé à peu près la même: il passe au milieu de la foule ordonnée (une foule communiste naurait pas été ordonnée), il y a des beaux hommes, bien habillés, les projecteurs le prennent, le suivent, de plus en plus lumineux; il monte un grand escalier; il se retourne, il écarte les bras. Les tambours roulent, les oriflammes claquent. Je pleure. Je me souviens dun patient qui était réellement malheureux. Il navait ni famille, ni métier, ni projet. Rien. Ce sont les psychothérapies les plus difficiles. Le gars croyait apaiser son malheur en buvant, ce qui évidemment laggravait. Un jour, je le vois arriver, tout frais, et il me dit: je vais mieux, jai cessé de boire, je suis entré au Front national. Il avait trouvé un milieu dappartenance, des catégories mentales qui lui permettaient dorganiser son monde, des rites dinteraction. Ce gars est devenu heureux.
N. O. Plus le groupe est clos, sectaire, plus il est sécurisant et crée de bonheur?
B.Cyrulnik. Absolument. Le racisme, le fanatisme, lintolérance sont euphorisants. Cest la clé du succès des sectes ou des partis extrêmes. Le cancer de la démocratie, cest le doute, puisquon discute tout. Et donc, cest langoisse. Le racisme rend heureux. Vous vous rendez compte: je nai rien à faire, rien à prouver. Je suis Blanc, je suis né au bon endroit, dans une bonne famille, jappartiens à lessence humaine supérieure. Cest laristocratie des minables. Jhésite à dire cela, mais on assiste aujourdhui à un phénomène comparable dans les quartiers: "Je suis gosse des banlieues, je nai pas de travail, je parle mal la langue, je ne participe pas à laventure sociale et culturelle: je suis humilié."
N. O. "Jai la haine", comme on dit
B.Cyrulnik. La haine qui va permettre de réparer lestime de soi blessée. Cest merveilleux de pouvoir haïr quelquun
N. O. La haine rend heureux?
B.Cyrulnik. Oui, dans la mesure où elle catégorise, comme le mythe: bien/mal, noir/blanc, eux/nous. Et, en plus, elle renforce le sentiment dappartenance: lamour du même et la haine du différent. Tu as le même ennemi que moi: grâce à la haine, on va saimer. Et cest ce quon voit dans les quartiers, où ces gosses attaquent les symboles de lordre social établi: les cars de flics, les pompiers, les voitures... Jai souvent eu loccasion de discuter avec eux; jai été étonné par leur euphorie la même que celle des racistes après une ratonnade. La violence et la haine ont un effet antidépresseur, euphorisant, unificateur. Cest dans les groupes dappartenance humiliés quon trouve les héros les plus magnifiques.
N. O. Quest-ce que cest quun héros?
B.Cyrulnik. Quelquun dont la fonction est de réparer lidentité dun groupe humilié, de "réparer sa blessure narcissique", disent les psys. Le héros me représente, il appartient au même groupe que moi: il est un peu moi. Son courage est le mien. Au Proche-Orient, actuellement, cest plein de héros. Des héros très beaux, très courageux, totalement soumis à un discours social, prêts à mourir pour la réalisation de cette utopie. Moi, candidat au martyre, non seulement je vais réparer mon peuple humilié, mais si par bonheur je meurs, je serai encore plus aimé encore plus vivant après ma mort. Grâce à mon sacrifice héroïque, je vivrai éternellement dans la représentation. Cest la transcendance parfaite. La vie, cest le mal-heur; ça ne les intéresse pas. Ce qui est intéressant pour eux, cest labsolu, le grand bonheur du fanatique. On est au-delà de leuphorie: on est dans lextase, qui frôle la souffrance extrême.
N. O. Tout le monde peut devenir un fanatique, ou est-ce le fait de certaines personnalités?
B.Cyrulnik. Les extatiques, les mystiques par exemple, sont de grands anxieux. Lextase est un mécanisme défensif. Je pense que ce sont des gens qui ne supportent pas le malaise du doute. Où est le bien, où est le mal? Ce nest pas clair. Est-ce que ce sont les Palestiniens ou les Israéliens qui ont raison? Cela dépend Nous vivons tous dans le doute et lambivalence. Pour ma part, je trouve très rassurant que les gens doutent. Car lambivalence est source de conflits, de débats et dévolution. Elle nous permet de prendre lautre en compte: je veux comprendre ce quil a dans la tête, pourquoi il magresse, il a peut-être des raisons. Mais le doute peut aussi être source dangoisse. Ceux qui, parmi nous, nont pas acquis un mécanisme de tranquillisation, de contrôle de langoisse, vont souffrir jusquau moment où quelquun Ben Laden ou un autre va leur apporter enfin la vérité. Cest ainsi que naissent les kamikazes. En revanche, dans une société en paix, habituée à vivre dans limmanent et le relatif, les héros apparaissent un peu désuets: les saint-cyriens qui montent à lassaut dune mitrailleuse en casoar et gants blancs, aujourdhui, on trouve ça ridicule. Nous, on a des héros de linstant: cest Zidane, cest Kouchner, cest Lady Di. Un groupe qui a besoin de petits héros, ça ne fera pas des odyssées, mais cest bon signe: ça veut dire quon vit dans un présent acceptable. Ça veut dire aussi que lidée du bonheur nest pas la même
N. O. "Il y a deux choses que lhomme déteste, a écrit un de vos confrères psychanalystes: le bonheur et la liberté "
B.Cyrulnik. Cest dit dune manière un peu abrupte, mais je crois que cest vrai. Si la liberté est une utopie, elle donne du bonheur. Les utopies de la libération sont merveilleuses. Mais la liberté, oui, est angoissante, car elle vous rend responsable de vos choix. Au Portugal, sous Salazar, il y avait beaucoup de souffrances, de pauvreté, de disparitions, mais il ny avait pas dangoisse. Si on allait mal, on savait qui était le responsable: les militaires disaient que cétait les communistes; les gens du peuple disaient que cétait les curés et les militaires. Il y avait une utopie qui leur donnait lespoir et, surtout, il y avait des rites dinteraction. Les gens du peuple se rencontraient en cachette, sentraidaient. On discutait. Cela créait de la vie, de la vie sensée. Quand Salazar est mort, il a fallu développer les consultations dangoisse. Il ny avait plus de sauveur pour expier les fautes, plus de totalitaire pour dire où est la vérité, plus dennemi à abattre pour quenfin on vive merveilleusement bien: les gens devenaient maîtres de leur destin. Langoisse apparaissait avec la liberté.
N. O. Aujourdhui, notre société ne se bat pas pour la liberté mais pour le temps libre: les 35 heures, les vacances. Pour beaucoup de gens, travail = malheur; loisirs = bonheur. Vous y croyez?
B.Cyrulnik. La recherche du bonheur immédiat mène à la frustration. Les gens en vacances, quand on les empêche de jouir, ont des réactions très agressives. Si on fait une civilisation de loisirs sans sens, je crains quon ne devienne de plus en plus agressifs. En revanche, on peut très bien inventer une culture des 35heures. Je fais le pari que ceux qui bénéficieront de cette nouvelle morale du bonheur, ce seront ceux qui auront une double vie, organisée autour de deux projets: un projet social (il faut bien gagner sa vie) et un projet personnel (tenter une belle aventure).
N. O. Nombre de gens passent leur vie à imaginer comme ils seront heureux à la retraite. Et quand elle arrive, ils sombrent dans la déprime.
B.Cyrulnik. Au moment de la retraite on voit des décompensations surprenantes. Je pense à cet homme qui ma dit, murmuré plutôt: "Depuis que je suis à la retraite, je ne suis plus personne." Lexemple du type qui avait tout investi dans le boulot. Mais si lavenir est aux doubles vies, la retraite peut devenir une promotion. Ceux qui auront un autre projet dexistence pourront sépanouir.
N. O. Beaucoup de gens vivent avec un rêve de bonheur: "Si je pouvais, je plaquerais tout et jirais minstaller en Provence. Là-bas, je vivrais de trois fois rien, quelques salades, jaurais tout mon temps pour moi et les miens." Ce rêve que très peu réalisent les aide-t-il à vivre ou accroît-il leur sentiment de frustration?
B.Cyrulnik. Il faut distinguer entre la rêverie et la mythomanie. La rêverie, cest un mécanisme de défense précieux: je suis triste, le patron me fait suer, ma femme me casse les pieds; si jétais à Forcalquier, ce serait merveilleux, ma femme serait adorable, le couple se referait, on prendrait le petit déjeuner sur la terrasse Enfin, toute la fantasmagorie. Cest un mécanisme efficace car, en coupant les gens du réel, il leur permet dêtre bien, malgré une réalité agressante. Le problème, cest de faire passer la rêverie dans le réel: de réaliser une part de cette rêverie. Je ne peux pas avoir de maison à Forcalquier? Eh bien je vais moffrir deux jours dans un hôtel des Alpes-de-Haute-Provence, qui me permettront de tenir encore trois mois dans ce métier que je déteste. La rêverie modifie le réel et le rend acceptable. La mythomanie est un mécanisme différent. Le rêve est coupé de la réalité sensible et même ne doit pas sy adapter. Car le rêve est si beau et la réalité si minable que ce que je veux moi, mythomane, cest être aimé pour lidée que vous vous faites de moi, pas pour ce que je suis. Vous ne pouvez maimer que si je suis un type merveilleux. Donc je vais mentir et menfermer dans ce mythe.
N. O. Cest laffaire Jean-Claude Romand, dont on vient de tirer le film "lEmploi du temps".
B.Cyrulnik. Exactement: si par malheur vous découvrez la vérité, vous découvrez que je ne suis personne. Et si je ne suis personne, autant que je me tue: avant, je ne vivais pas vraiment, ça ne fera pas une grande différence.
N. O. Autre adjuvant du bonheur, la foi. Dans un livre récent du dalaï-lama (3), on lit ceci: "De récentes enquêtes montrent que la foi contribue de façon substantielle au bonheur, et attestent que les gens qui sont animés dune foi, quelle quelle soit, se sentent en général plus heureux que les athées. Daprès ces études, la foi permet de mieux affronter lâge, les périodes critiques ou les événements traumatiques." Ce sont des faits ou des balivernes?
B.Cyrulnik. Je crois que cest vrai. Je lai entendu souvent dans mes trente-huit ans de pratique. Et jai lu beaucoup de travaux de psychologie ou de sociologie qui vont dans ce sens. Par exemple, il y a très peu de décès chez les personnes âgées pendant les fêtes religieuses. Il y a un rebond des décès après. Cela veut dire quelles sont stimulées : pendant la fête, elles ont encore le goût de vivre elles sont entourées, il y a des rituels, cest sensé , et elles attendent la fin pour partir. De même, dans le groupe de travail que nous animons avec Michel Manciaux, il y a des croyants qui nous expliquent à quel point leur foi joue un rôle important dans la résilience. Mais il ny a pas que la croyance religieuse. A mon avis, la croyance en un beau projet dexistence en lhomme, par exemple obtient les mêmes effets.
N. O. Dans lexemple des personnes âgées, quest-ce qui est important : la religion ou bien les rites sociaux qui entourent les fêtes ? En dautres termes, notre société na-t-elle pas perdu une des clés du bonheur en troquant le lien social dautrefois contre lanonymat de la civilisation urbaine ?
B.Cyrulnik. Quand le lien social est fort, cest le meilleur tranquillisant qui soit. Mais on sait ce que provoque lexcès de tranquillisant : le stade 1 de lendormissement. On croit quon est conscient, on ne lest pas vraiment. Quand le lien est fort jai connu cela dans la société rurale de mon enfance , on est bien ; on sait qui est qui et qui fait quoi : chacun a son rôle attribué. Il y a le pitre, le chef, lexpérimenté, lagité. Le groupe du village avait une fonction homéostatique ; il sauto-équilibrait. Quand lun mourait, le groupe se remaniait et un autre prenait sa place. Tout cela était très sécurisant. Cétait une société violente, précaire, mais il ny avait pas dangoisse. Parce quil y avait un groupe, de la solidarité. Mais ces liens forts formaient un carcan culturel qui étouffait les personnalités et enfermait les gens dans des rôles fixes. Notre société moderne est plus souple on peut changer de femme, changer de métier, changer de pays, changer de langue , les personnalités sépanouissent beaucoup mieux. Les femmes et les hommes tentent maintenant laventure de la personnalité, alors quavant elles nétaient que des porteuses denfants et eux des annexes de la machine. Mais cela a un prix. N. O. La France ne paie-t-elle pas aussi le fait que, contrairement à lItalie, lEspagne ou lIrlande, elle sest acharnée à bazarder tous ces rites, ces fêtes, ces traditions qui scandaient la vie et lui donnaient sens ?
B.Cyrulnik. Et qui structuraient les personnalités. Quand je travaille avec les enfants abandonnés, une chose me frappe : ils nont pas de souvenir de leur période disolement. Je ne peux raconter ma vie que quand jai partagé des événements avec quelquun. Seul, je nai que des trous. Les souvenirs intimes, dits autobiographiques, sont en fait des souvenirs sociaux. Une grande partie de mon monde intime est structuré par les événements que vous avez dits " traditionnels ". Je suis constitué par ces rythmes sociaux, familiaux, les anniversaires, etc. Le rite est lorgane de la coexistence. Or notre société fracasse les rites familiaux (la Fête des Mères et Noël sont les deux pics de suicides) et sociaux. Il faudra donc trouver un substitut. Et je crois que cest à la culture de le fournir.
N. O. Comment le bonheur vient-il à un enfant ? Est-ce une disposition quil porte en lui ou un talent qui lui est inculqué ?
B.Cyrulnik. Quand un enfant arrive au monde, il vit dans un monde de perceptions. Si son entourage parental lui fournit des perceptions qui déclenchent en lui un sentiment de bien-être et peut-être de bonheur , on voit le bébé sépanouir, sourire, mettre en place son sommeil facilement, explorer son monde. Plus il se sent en sécurité, plus il est attaché (cest-à-dire uni), mieux il explore son monde. Et les enfants non-attachés, ou bien ils sont auto-centrés, ou bien ils deviennent phobiques : un changement daliment, un visage nouveau, tout les effraie. Cette ontogenèse se met en place très tôt. Ensuite, le monde de lenfant est perfusé par des perceptions. Son état intime dépend de létat de sa mère, lequel dépend de son histoire à elle. La mère est un carrefour. Si son mari la rend heureuse, elle transmettra ça à lenfant. Si la société les rend malheureux, ils transmettront ça à leur enfant. Ce ne sont pas des vues de lesprit. On a travaillé sur différents groupes de petits Libanais pendant et depuis la guerre du Liban ; des enfants dont les parents étaient dépressifs, dautres dont les parents ne létaient pas, des enfants de Libanais vivant à Paris, et enfin un groupe dont les parents avaient été tués et qui ont colonisé des bus pour en faire leur logement. Ils avaient entre 6 et 14 ans. Ces gosses, on les a suivis, on les suit encore. Ils se sont mieux développés que ceux qui avaient des parents anxieux. Lexplication est très simple : les enfants de parents anxieux baignaient dans langoisse, ils lont incorporée. Les enfants qui étaient seuls, entre eux, ont appris le clan. Le chef sécurise parce quon se soumet à lui. Il sait tout, cest un grand : il a 14 ans. Ces gosses-là, par la suite, ne se sont pas mal socialisés. Mais ceux qui se sont le mieux développés, évidemment, ce sont ceux qui étaient à Paris avec des parents gentils et cohérents. Les nourrissons sont imprégnés par les perceptions, les grands enfants sont structurés par les représentations de leurs parents. Tout à lheure, on disait : le bonheur, cest une représentation. Eh bien si on aime quelquun, si on lui est " attaché " (cest un bon mot), on habite ses représentations. Et si ces représentations sont dynamiques, heureuses, il va nous parler gaiement ; créer un monde sensoriel qui va développer en nous la probabilité du bonheur. Après ladolescence, quand on va sopposer à nos parents pour continuer notre développement, ce sera à nous délaborer notre propre projet, de travailler à notre bonheur ou à notre malheur.
N. O. Cest donc dès lenfance que se bâtit laptitude au bonheur ?
B.Cyrulnik. Voilà. On acquiert, avant la parole, une aptitude à aimer et à établir des relations qui fait que lon a plus ou moins de chances de rencontrer ou de créer des situations heureuses. Ce nest jamais du 100%. Cest une tendance, pas une fatalité.
N. O. Tout petit, lenfant a-t-il un " capital bonheur ", comme les dermatologues parlent de " capital soleil " ?
B.Cyrulnik. Quil pourra dilapider ou faire fructifier ? On peut le dire comme ça. A un an, 65% des enfants ont acquis une manière daimer sécure : cest une tendance à rencontrer le bonheur. Alors quun enfant sur trois a un attachement insécure, cest-à-dire évitant, ambivalent ou confus. Jai vu quantité de gosses comme ça. On en a réparé beaucoup, mais ils ont quand même une tendance à rencontrer plus facilement le malheur que le bonheur. Après on dit : je nai pas eu de chance. Non, ce nest pas une question de chance. Le bonheur sélabore et le malheur aussi. Cest un échafaudage ; chaque étage compte. Mais cest un processus dynamique. Si un étage manque, on peut le reconstruire autrement. Ou passer par dautres voies. Jai écrit une chronique dans " la Recherche " sur un garçon qui souffre dune grave encéphalopathie. Il se meut difficilement, il a un retard de langage. Donc il est placé dans une institution, il nest pas scolarisé, on lui parle comme on parle à un gosse handicapé. Un jour, quelquun, je ne sais pas dans quelle circonstance, le met devant un ordinateur. Et voilà quil se met à écrire. Peu à peu, on découvre un monde intime prodigieusement riche quil ne pouvait pas exprimer, ni par la parole ni par les gestes. Il rattrape son retard scolaire en quelques années et obtient une maîtrise de philo. Il vient décrire un livre : un dialogue avec Socrate. Ce garçon, à qui tant de choses manquaient, a développé une autre partie de lui-même qui a créé un bonheur dans son monde.
N. O. Pour récapituler, le bonheur nest pas un objet quon peut attraper ; il se construit dans le temps et dans léchange.
B.Cyrulnik. Dans le partage. Léchange, cest un terme commercial. Le partage, cest un terme créateur : on va faire ensemble un enfant, on va partager les plaisirs et les soucis, on va faire ensemble une maison. Léchange, cest un plaisir immédiat. Le partage, cest vivre ensemble dans ce quon a créé. Il exige la rencontre entre deux mondes mentaux, donc le conflit, qui est créateur.
N. O. On nest pas heureux seul
B.Cyrulnik. Parce quon ne peut rien développer seul. Les petits Roumains quon a vus à la télé, ils étaient sains : cerveau sain, biologie saine. Ils ne savaient pas parler, ils faisaient sous eux, parce quil navaient pas connu laltérité. LHomme est une espèce vivante constituée pour laltérité. Je ne peux devenir moi-même que sil y a un autre. Même la bipédie nest possible que sil y a un groupe : cest un facteur culturel. Beaucoup denfants abandonnés marchent à quatre pattes. Et quand la parole apparaît, on crée des mondes intersubjectifs, des constructions de représentations verbales aux combinaisons infinies.
N. O. Le bonheur est un objectif, pas un état
B.Cyrulnik. Le paradis est un lieu imaginaire. On le cherche. De même, le bonheur est lié à un lieu métaphorique : Cythère. Cest dire quil faut partir. Le bonheur nest pas un dû, ici et maintenant. Sil est ici et maintenant, cest le bonheur des pharmaciens, le Prozac. Mais quand leffet se dissipe, ce bonheur-là disparaît. Il faut tenter une aventure pour le rencontrer. Mettre les voiles. Propos recueillis par CLAUDE WEILL (1) " Un merveilleux malheur " et " les Vilains Petits Canards ", par BorisCyrulnik (Odile Jacob, 1999 et 2000). (2) " LEuphorie perpétuelle ", par Pascal Bruckner (Grasset, 2000). (3) " LArt du bonheur ", par le dalaï-lama (Robert Laffont, 1999). BorisCyrulnik, 64 ans, est neurologue, psychiatre et éthologue. Auteur de "Sous le signe du lien" (Hachette, 1989), "les Nourritures affectives" (Odile Jacob, 1993) et "lEnsorcellement du monde" (Odile Jacob, 1997), il est connu pour ses travaux sur les interactions affectives, les comportements humains et animaux (léthologie) et la "résilience": la "réparation" des grands blessés de lexistence (orphelins, enfants maltraités, etc.). Il en est lui-même un bon exemple: alors quil a 5ans, ses parents sont déportés à Auschwitz. Arrêté un peu plus tard, il réussit à sévader. Il est recueilli par lAssistance publique et placé à la campagne, comme valet de ferme, jusquà lâge de 11ans, avant de trouver de vraies familles daccueil. Cest peut-être cette histoire qui fait de Boris Cyrulnik le plus humain de nos penseurs du vivant: un antimandarin. Il vit à La Seyne-sur-Mer (Var), où il a pris une part active à la mobilisation citoyenne contre le Front national, après lélection de Jean-Marie Le Chevallier à la mairie de Toulon